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Parution : Chronique d'une période sombre - «Bou Hmara» de Omar Mounir
Source : Le Matin | 04.07.2008
Mais qui est ce Bou Hmara dont les Marocains évoquent de temps en temps dans leur conversation sans vraiment le connaître ? Qui est cet homme à l'ânesse de l'allégorie dont on fait allusion pour s'innocenter d'un méfait ?
C'est pour nous faire connaître cet homme que Omar Mounir lui a consacré un récit plus ou moins romancé, édité chez Marsam, sous le titre simple et clair : «Bou Hmara».
Féru d'histoire et de personnages du passé, bien que de formation juriste, journaliste de radio à Prague où il vit, Omar Mounir n'en est pas à sa première biographie de personnages historiques. On lui doit deux livres dans le genre : «Le Poète de Marrakech» et «Madame Paris-Prague».
Bou Hmara est dans cette lignée. Bien que l'auteur le qualifie de roman historique, il s'agit plutôt d'une sorte de récit historique plus ou moins romancé.
Qui est donc Bou Hmara ? Un bandit des grands chemins comme il en existait à l'époque ? Un contestataire politique ou un prétendant ? Et tout d'abord quelle fut son époque et comment fut-elle ?
Il s'appelle Jilali ben Abdeslam al-Youssoufi azzerhouni. Né en 1865 probablement dans les montagnes de Zerhoun au nord du pays.
Lauréat d'Al-Qaraouiyne, il maîtrisait les sciences linguistiques et théologiques qui firent de lui un intellectuel à son époque. On le dit également capable de jeter des sorts du fait de sa maîtrise des secrets des vocables et des lettres, mais il faudrait mettre cela sur le compte des superstitions, partie prenante de la culture de l'époque et dont se prévalaient beaucoup de personnages pour s'envelopper de quelque mystère utile afin de revendiquer un statut ou formuler une ambition.
« Plus sûr en revanche, nous rassure Mounir, est qu'il s'était initié, lors de la dernière décennie du 19e siècle, à la chose politique et à la pratique administrative, dans la chancellerie du grand sultan Hassan.» Il a notamment servi comme auxiliaire du caïd Abdelkrim, fils du célébre grand vizir Ahmed Benmoussa Al Boukhari, plus connu sous le nom de Ba Hmad.
Jeune homme brillant, le futur Bou Hmara sera sélectionné pour suivre une formation militaire en vue d'embrasser la carrière d'officier de l'armée chérifienne. C'est au cours de cette formation qu'il se lie d'amitié avec des instructeurs français dont le topographe Gabriel Delbrel, un baroudeur gagné au soufisme, qui l'accompagnera plus tard dans son aventure de prétendant. Sa formation achevée, Moulay Hassan le prend au service de sa cour. Pas pour longtemps, puisqu'il fut accusé de vague trahison et écroué pendant deux ans. Il reviendra juste après, pour se mettre au service du prince Omar, frère du sultan et son suppléant à Fès. C'est dans ces circonstances qu'il fait la connaissance d'un certain Mehdi Menbhi, futur vizir de la guerre sous le sultan Abdelaziz, qui sera le meilleur ami de Jilali, et plus tard, selon l'auteur, son ennemi juré.
C'est au cours d'un second emprisonnement cette fois sous Moulay Abdelaziz que les deux hommes affermissent leur amitié dans l'infortune. Victimes d'intrigues de Palais, ils retrouveront leur liberté par l'intrigue. Libéré le premier, l'ami Menbhi réussit à décrocher le poste de vizir de la guerre.
Comment Jilali, malgré ses amitiés haut placées, a-t-il basculé vers la rébellion ?
D'après Omar Mounir, c'est à cause du comportement peu cavalier de son ami Menbhi qui, une fois installé dans ses nouvelles fonctions lui claque la porte au nez, refusant même de le recevoir : «Furieux, Azzerhouni perd son sang froid ; il traite de félon et d'ingrat son ami dans sa propre chancellerie, devant ses propres collaborateurs, et jure sur l'honneur, qu'il deviendra non pas vizir, mais le sultan ! 'Puisque, même pareille engeance peut s'auréoler du vizirat, s'écrit-il, tous les espoirs sont permis'» !
Et voilà notre Jilali ben Abdeslam Azzerhouni, chevauchant une ânesse, d'où son sobriquet, à la tête d'une armée hétéroclite formée de paysans et de montagnards des tribus de l'Oriental. Nous sommes en 1902. Un nouveau front contre l'autorité du sultan allait s'ouvrir pour plusieurs années encore, s'ajoutant à d'autres déjà bien entamés. Bou Hmara, qui ne veut rien de moins que devenir sultan, « a un incendie à allumer alors que le feu couve partout autour de Fès. » Les zemmours et les guerouane au sud de la capitale sont en révolte ; les hyayna au nord, les houara, les senhaja, les rhiatya et les branes sont sur le point de se rebeller.
Ce ne sont pas les seules révoltes : dans le Rif, Mohamed Ameziane est à la tête d'un mouvement de harcèlement contre les Espagnols autour de Méllilia, et Raïssouni dans le nord écume la région à la tête d'une rébellion de grande envergure. Tout ce beau monde traîne derrière lui une alliance de tribus en dissidence.
C'est le cas également de Bou Hmara qui, pour mieux se faire plus convaincant, usurpe l'identité de Mouay Mhamed, fils aîné de Moulay Hassan et son successeur légitime que le sultan Abdelaziz a jeté en prison. Dans ce climat de trouble généralisé dans le pays et sur fond d'intrigues des puissances coloniales en vue de se partager le pays, Bou Hmara n'a pas eu de mal à se tailler un territoire bien à lui dans l'Oriental en s'emparant d'abord de Taza puis des régions alentours. Le peu de préparation de la m'halla sultanienne, les mesquineries de la cour du sultan, les frasques de celui-ci, s'ajoutent à l'impuissance de tout le monde devant la menace d'éclatement du pays.
Trois ou quatre contingents de l'armée sultanienne sont lancés contre l'usurpateur, tous ont été défaits : « engagées dans une absurde course au félon, sans commandement unifié, sans coordination, et pas même des troupes qui se connaissent et peuvent se reconnaître au combat, ces m'halla finissent par tirer les unes sur les autres. Les hommes voient bien qu'ils s'entre-tuent et doivent reprendre les choses en main. Mais la zizanie est plus forte qu'eux. Ils réalisent alors le danger qu'il y a à continuer ainsi, se débandent et s'enfuient dans un désordre indescriptible.» Désormais Bou Hmara gagne en crédibilité aux yeux des notables des tribus de la région qui l'approvisionnent en hommes et en logistique. Il tiendra tête au Makhzen jusqu'en août 1909. Il a fallu, pour venir à bout du trublion, un changement de sultan, un endettement du trésor public aux conséquences très lourdes sur l'avenir du pays, sans compter le cortège de morts et de malheur.
Un épisode sombre de l'histoire du pays qui mérite d'être connu.
Un desperado :
C'est bien de lui qu'il s'agit: L'inoubliable Bou Hmara que tous les Marocains connaissent de vague réputation.
Homme maudit, dans doute, mais aussi homme qui reste l'un des grands desperados, sinon le plus grand desperado de l'histoire du Maroc.
Sous cet aspect et rien que sous cet aspect, les littératures ne peuvent se désintéresser de lui. Son incroyable aventure, funeste gloire s'il en est, les caprices de l'histoire auront voulu l'inscrire au registre des années 1900. Pendant presque une décennie, Bou Hmara, qui ne s'appelle pas Bou Hmara, mènera la vie dure au colonialiste français comme au colonialiste espagnol et disputera sans coup férir le sultanat de Moulay Abdelaziz, puis de Moulay Abdelhafid après lui.
Drame shakespearien, cette tragédie ici romancée, fait pour la première fois son entrée en littérature.
Abdelaziz Mouride